[Les autres en parlent, on vous explique] La Constitution s'invite dans le projet de loi sur les retraites
25.01.2023

On connaît le fameux article 49.3 qui permet à un gouvernement de faire adopter son projet de loi sans vote des députés, mis en œuvre une dizaine de fois par Elisabeth Borne sur les projets de lois de finances. On connaît moins l'article 47-1 qui régit l'adoption des projets de loi de financement de la Sécurité sociale. Il donne pourtant de grands avantages au gouvernement selon Aurélie Dort, maître de conférences en droit public à l'Université de Lorraine.
Emmanuel Macron et Élisabeth Borne ont longtemps hésité sur le véhicule législatif qui porterait la réforme des retraites (lire notre brève). Les syndicats réclamaient un projet de loi classique. Un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif (PLFSSR) fut finalement privilégié. Ce n'est pas inédit : la réforme Touraine des retraites en 2014 avait déjà pris ce format. Ce choix stratégique présente de multiples avantages : des délais d'adoption accélérés, un usage illimité du 49.3, un possible recours aux ordonnances.
L'article 49 alinéa 3 de la Constitution de 1958 prévoit que le Premier ministre peut engager la responsabilité du gouvernement sur un projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale, sans que l'Assemblée ait formellement adopté et voté son texte. Un passage en force qui traduit une faiblesse de la majorité gouvernementale dont le poids en députés est insuffisant pour voter un projet de loi controversé sans recours au 49.3. C'est précisément le cas du gouvernement actuel qui ne dispose à l'Assemblée que d'une majorité relative. L'opposition peut ensuite déposer une motion de censure contre le gouvernement, motion qu'un vote des députés départage.
L'article 47-1 ne concerne que les projets de loi de financement de sécurité sociale. Il prévoit un délai réduit d'adoption du texte : "Si l'Assemblée nationale ne s'est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d'un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. (…) Si le parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent mises en œuvre par ordonnance". Notons que l'article 47 de la Constitution régit de la même manière les projets de lois de finances.
Mais pourquoi ces articles accordent-ils de telles latitudes parlementaires au gouvernement ? Leur raison d'être se trouve dans la nécessité d'adopter coûte que coûte les textes budgétaires, nous explique Aurélie Dort, maître de conférences en droit public à l'Université de Lorraine : "L'autorisation budgétaire des lois de finances, comme l'indique leur nom (pour 2022, pour 2023 etc.), qui permettent au gouvernement de collecter les recettes publiques n'est valable qu'un an.De plus, beaucoup d'impôts présentent un fait générateur au 1er janvier, et il est nécessaire d'autoriser la perception des ressources de l’État et des impositions de toutes natures affectées à des personnes morales autres que l’État pour l'année à venir. Ces impositions sont de plus en plus nombreuses à être affectées à la Sécurité sociale".
En application du 47-1, le gouvernement peut donc transmettre son texte au Sénat sans que la totalité des amendements déposés n'ait été examinée. Or, il est fort probable que les partis d'opposition suivent cette stratégie. Par ailleurs, les délais réduits incluent les deux navettes parlementaires qui devront donc se tenir en cinquante jours. "Cela va très vite, une fois écoutés les délais de vingt jours devant l'Assemblée et de quinze jours devant le Sénat, le reste de la procédure doit se suivre dans le délai restant à courir jusqu'aux cinquante jours", analyse Aurélie Dort. Cette dernière précise également que le calcul des délais s'applique en jours calendaires, sans exclure les dimanches ou jours fériés. C'est donc une sorte de procédure express qui sous-tend sans doute une arrière-pensée gouvernementale : ne pas laisser le temps à la contestation populaire et syndicale de s'organiser et de perdurer.
Face à ce constat, l'opposition parlementaire pourrait-elle saisir le Conseil constitutionnel pour insincérité des débats du fait d'un grand nombre d'amendements non discutés ? "Je vois mal le Conseil constitutionnel se prononcer sur l'insincérité des débats. Certes, cela fait partie de ses missions mais ce principe est difficile à mettre en œuvre : il faudrait tout d'abord la prouver. Pour le Conseil, dès lors qu'il y a eu discussion parlementaire, même si elle est écourtée en raison de l'utilisation de mécanismes constitutionnels, les débats ont bien eu lieu dans le respect des règles constitutionnelles", explique Aurélie Dort. Il est selon elle peu probable de toute façon que le Parlement ne se prononce pas dans le délai imparti de cinquante jours : d'une part, le gouvernement peut utiliser autant de fois que nécessaire le 49.3, et d'autre part, il peut transformer le PLFSSR en ordonnances. Quant à la motion référendaire déposée par la Nupes, Aurélie Dort se montre sceptique : "Si elle peut être déposée en ce qu'elle porte sur la réforme des retraites, elle a peu de chances d'aboutir in fine. Il faut une majorité à l'Assemblée et ensuite qu'elle soit adoptée également au Sénat. En dernier lieu, le Président peut décider de ne pas la soumettre au référendum.".
Il reste donc sur le projet de loi le risque du cavalier social que le Conseil constitutionnel censure d'office. Jean Maïa, secrétaire général du Conseil constitutionnel , définit les cavaliers législatifs comme "des dispositions contenues dans un projet ou une proposition de loi qui (…) n'ont pas leur place dans le texte dans lequel le législateur a prétendu les faire figurer".
Ce sont donc des mesures sans aucun rapport avec l'objet principal du projet de loi. Qu'en est-il de la réforme des retraites ? Selon Aurélie Dort, "le projet actuel comporte bien des incidences sur les recettes et les dépenses du budget, comme le recul de l'âge légal et les articles sur les cotisations. C'est moins le cas des dispositions sur l'emploi des seniors ou la suppression de la mesure consistant à transférer aux Urssaf le recouvrement des cotisations versées aux régimes complémentaires, exclus par nature du champ de la Sécurité sociale".
Ce sera cependant au Conseil constitutionnel d'estimer si ces dispositions ont un impact suffisamment direct sur le budget de la Sécurité sociale. A ce titre, Aurélie Dort pointe que la réforme n'entrerait en vigueur qu'en septembre 2023 pour certaines de ses dispositions…